Partie II: Comment se renforce l’alliance entre le politique, l’industrie et l’agriculture

Résumé: Le bloc II de cet article résume la deuxième partie de l’intervention de Frédéric Deshusses lors d’une journée de formation du MAPC. Il y présentait l’histoire de la structuration des alliances entre la paysannerie, l’industrie et le monde politique qui perdurent aujourd’hui encore. Dans cette partie, il y ajoute la transformation et le rôle des coopératives agricoles, en prenant exemple de la Fenaco.
L’agriculture suisse, malgré la diminution constante du nombre d’agriculteurs, a su conserver une forte présence dans les institutions politiques et économiques du pays. Cette persistance est le résultat d’une alliance bien orchestrée au sein de trois grandes institutions : le Conseil fédéral, l’Union Suisse des Paysans (USP) et les coopératives agricoles. Ces entités ont joué un rôle clé dans la représentation et la défense des intérêts d’une partie de la paysannerie, en renforçant leur alliance stratégique avec les autres secteurs économiques.

Le Conseil fédéral : la représentation politique des agriculteurs
Le Parlement fédéral suisse est une institution unique en son genre, notamment en raison de la surreprésentation des agriculteurs dans ses rangs. Bien que le nombre d’agriculteurs ait drastiquement diminué depuis le milieu du 20è siècle, ces derniers représentent toujours environ 8 à 10 % des députés, un chiffre bien supérieur à leur part réelle dans la population suisse. Cette représentation disproportionnée s’explique en partie par la mobilisation de la paysannerie et de ses organisations, mais aussi par l’intégration des agriculteurs dans les processus décisionnels politiques, souvent en tant que mandataires de groupes d’intérêts agricoles.
Deux parlementaires fédéraux sont emblématiques de ce lien entre l’agriculture et la politique. Il s’agit tout d’abord de Johann Jenny (1857 – 1937), agriculteur bernois. Il fut membre du Grand Conseil bernois (1886 – 1918) et du Conseil national (1891 – 1935). Il siégea au comité directeur du Parti Artisan et Bourgeois, fondateur de Volg et grand promoteur du mouvement coopératif. Il fut également président du comité directeur de l’USP (1897 – 1930). Peter Moser écrit « Le mouvement coopératif marqué par Jenny était plus qu’un mouvement d’entraide économique d’une paysannerie en difficulté. Il a permis à toute une génération de paysans d’entrer dans le monde des associations agricoles et de la politique”. Dès 1880, dans le cadre du mouvement coopératif, les jeunes agriculteurs ont appris à se comporter sur les marchés face aux acheteurs et fournisseurs plus puissants, poussés par la représentation politique de la paysannerie dans le sens d’une intégration dans le marché.
Une autre personnalité qui illustre l’implication politique et économique de représentants de l’agriculture est Peter Gerber (1923 – 2012). Ingénieur agronome, il fut président de l’USP (1974 – 1988) et aussi du comité directeur. Il était président régional d’ANICOM AG, président de l’association des planteurs de betteraves et il a siégé au Conseil d’administration de la sucrerie d’Aarberg.
Actuellement au Conseil fédéral, la représentation du secteur agricole est élevée et stable. Elle ne diminue pas malgré la disparition constante du nombre de paysan.nes. Au niveau du PAB et de l’UDC, la part des députés qui sont membres de conseils d’administration est très élevée (cf. registre des intérêts). Ils représentent leur parti politique mais également les intérêts des organisations dans lesquelles iels siègent.

L’Union Suisse des Paysans (USP) : un acteur incontournable du paysage agricole
Fondée en 1897, l’Union Suisse des Paysans (USP) est une organisation centrale dans la défense des intérêts agricoles en Suisse. Elle a été créée pour offrir un interlocuteur unique face à l’État et aux autres secteurs économiques. Cette hégémonie est aujourd’hui encore marquée par sa capacité à être à la fois une organisation professionnelle et une force politique. L’USP joue un rôle majeur dans les discussions parlementaires, notamment au sein des commissions relatives à l’agriculture et à l’aménagement du territoire (Commission de l’environnement, l’aménagement du territoire et de l’énergie) et aux questions fiscales (Commission économie et redevances). L’interpénétration entre l’USP et le Parlement est d’ailleurs unique en Suisse : de nombreux parlementaires sont également membres actifs de l’USP, ce qui permet à cette dernière de peser directement sur les décisions politiques.
L’organisation professionnelle hégémonique, l’Union suisse des paysans (USP), bénéficie, selon son site Internet, d’un budget annuel de 17,4 millions de francs, dont 5,8 millions proviennent de «contributions versées par les familles paysannes». Cette expression est trompeuse, car le système est un plus complexe. Les agriculteurs et les agricultrices adhèrent aux associations agricoles cantonales notamment parce qu’elles proposent toute une panoplie de services (comptabilité, formations, appui juridique, etc.). Sur la base de ces adhésions – et souvent sans que le renouvellement annuel soit notifié aux adhérent·es – la Confédération verse aux associations cantonales ou sectorielles des sommes importantes que ces associations reversent à l’USP.

En 2014, en plus du financement que l’USP a reçu de la Confédération, elle a perçu 2.2 millions de francs pour financer des campagnes de promotion et d’image, notamment la campagne “Mon paysan, ma paysanne”. IP-Suisse a perçu 1.2 mio et le LID/Agence Agir 420’000.- pour sa communication de base. Cette situation, parfois qualifiée de « para-étatique », reflète la capacité de l’USP à s’imposer comme un acteur incontournable dans la défense des intérêts agricoles et cela parfois à l’insu des agriculteurs. Dans certains cantons comme à Fribourg, avec l’accord des agriculteurs, les cotisations sont même directement déduites des subventions fédérales octroyées au producteur. Pour citer Valentina Hemmeler, en 2016 : “Chaque agriculteur est de facto membre de l’USP, s’il ne veut plus payer ses cotisations car il ne se sent plus représenté par l’USP, il doit se désinscrire de sa chambre d’agriculture cantonale et accepter de perdre ainsi les facilités administratives et les aides que cette dernière rapporte. Sur les quelques 55’000 exploitations que compte la Suisse très peu ont fait ce choix d’ailleurs, nombre d’agriculteurs ne sont guère conscients de contribuer au financement”
Cependant, cette proximité avec les milieux industriels et le pouvoir fédéral suscite des critiques, notamment concernant son asservissement aux intérêts capitalistes de l’industrie. L’USP, tout en défendant une modernisation de l’agriculture, ne remet jamais en question le modèle industriel et accepte une diminution constante du secteur agricole en Suisse. Son rôle est ainsi ambivalent : elle défend les agriculteurs, mais ne s’oppose pas aux forces économiques plus larges qui favorisent cette modernisation et les changements structurels qui se font, au détriment des petits exploitants.

Les coopératives agricoles : une intégration économique progressive
Les coopératives agricoles, comme la Volg et plus récemment la Fenaco, ont joué un rôle crucial dans l’organisation et la modernisation de l’agriculture suisse. La Volg, fondée en 1874, s’est rapidement imposée comme un acteur central en défendant les intérêts des petites et moyennes exploitations. Ce mouvement coopératif, à l’origine plus proche des idéaux du mouvement ouvrier, a évolué vers une organisation beaucoup plus intégrée aux structures économiques dominantes.
La Fenaco, fondée en 1993 par la fusion de plusieurs grandes coopératives, est aujourd’hui un acteur majeur du secteur agricole suisse, dominant des pans entiers du marché, comme les céréales et les pommes de terre suisses dont elle contrôle la moitié du marché ou les oléagineux (65%). La commission de la concurrence ne semble pas s’en inquiéter et son modèle d’intégration verticale lui permet de contrôler l’ensemble de la chaîne de production, de la culture des pommes de terre à la fabrication des produits finis, comme les frites surgelées vendues à McDonald’s. Cette évolution sort même du cadre strictement agricole pour embrasser des secteurs comme l’alimentation animale, les carburants ou encore le stockage des produits.
Cette intégration économique n’a pas seulement renforcé son pouvoir sur le marché, mais elle a aussi consolidé son influence politique. Des personnalités politiques, comme l’actuel conseiller fédéral Guy Parmelin, ont occupé des postes de direction au sein de la Fenaco, montrant ainsi l’importance de ces structures dans le paysage politique et économique suisse. Cependant, cette évolution soulève des questions sur la perte de contrôle des agriculteurs eux-mêmes, au profit d’une gestion de plus en plus centralisée et opaque.
Conclusion
Bien que le nombre d’agriculteurs diminue, leur poids politique et économique reste important, en grande partie grâce à cette alliance entre les différents acteurs de la filière, de l’économie et de la politique. Cette alliance bien que, en partie seulement, efficace, pose la question de la représentation réelle des agriculteurs, notamment les plus petits, dans un système de plus en plus dominé par des intérêts économiques puissants.